Pourquoi se pencher sur la question de l’égalité filles-garçons à l’école ? Si la liberté est la capacité à exercer son libre arbitre et à faire des choix éclairés, elle se heurte, en ce qui concerne les filles, à des stéréotypes bien souvent inconsciemment véhiculés par la société dans son ensemble (et donc à l’école) qu’elles ont intégrés et qui ont des conséquences sur leur scolarité. Nous nous sommes penchées sur les élèves de 2de de Saint-Louis de Gonzague-Franklin (orientation, études des appréciations trimestrielles, comportement des élèves en classe…) et avons fait des constats édifiants. La liberté véritable ne va pas de soi, des barrières entravent une véritable égalité des chances pour nos élèves.
La mixité nous semble aujourd’hui une évidence dans notre établissement. Filles et garçons s’y côtoient depuis bientôt 40 ans, les professeurs et les éducateurs hommes et femmes y travaillent ensemble. Mais, si elle a été instaurée en 1984, la mixité n’a été synonyme d’égalité numérique entre filles et garçons que récemment, ce qui n’est pas anodin. Et surtout, comme partout, si elle a occasionné à l’origine un questionnement et un débat nourri, une fois instaurée, elle n’a pas été accompagnée sur le plan pédagogique. Comme s’il suffisait de mettre des garçons et des filles dans un même lieu pour qu’ils vivent ensemble, se comprennent, se respectent et soient égaux. Il n’en est rien. Une note du collectif « Maths et sciences » (octobre 2022) au titre alarmiste « Réforme du lycée général : vers des sciences sans filles » nous a incitées à nous retourner sur cette question centrale de la coéducation.
Le collectif donne plusieurs chiffres dans cette note :
- alors que le taux de filles en formation scientifique au lycée a progressé entre 1994 et 2019, passant de 40,2 à 47,5 %, entre 2019 (date de la réforme) et 2021, le nombre de filles à profil scientifique était passé de 94 522 à 67 890, soit une baisse de 28 % en 2 ans.
- le nombre de filles à profil scientifique, suivant 6 heures de maths ou plus par semaine a lui baissé de 61 %.
Le collectif se penche également sur la baisse de l’effectif des élèves suivant plus de 8 heures de mathématiques par semaine, particulièrement préoccupante pour les filles. Considérant, d’une part, les élèves de Terminale S spécialité maths en 2019 et d’autre part, les élèves suivant la spécialité maths et l’option maths expertes en Terminale en 2021 (9 heures de maths par semaine), les auteurs de la note constatent une baisse de l’effectif de 29 % pour les filles versus 1 % pour les garçons. Et les auteurs de la note de conclure : « Même si l’on considère tous les élèves à profil scientifique, la part des filles recule de 20 ans en 2 ans de réforme ».
« Faisant partie de la même société, nous avons tous, parents, enfants, professeurs, des cadres cognitifs sexués indispensables à la vie en groupe. Néanmoins, ces derniers peuvent de manière inconsciente par une réactivation constante, et donc par des mécanismes à bas bruit construire des situations inégalitaires. »
Le ministère de l’Éducation nationale n’avait pas tardé pas à réagir à l’automne dernier : présentant sa nouvelle stratégie pour les mathématiques, Pap Ndiaye a fixé comme objectif la parité garçons-filles en 2027 dans les spécialités mathématiques, physique-chimie et en maths expertes.
Ces constats ne peuvent que nous interpeller et nous inviter à regarder de près ce qui se passe dans nos établissements. C’est ce que nous avons fait à Franklin. Collège jésuite ayant au cœur de sa pédagogie l’éducation à la liberté, ces chiffres devaient nous faire réagir. Les jeunes filles que nous aidons à grandir se sentent-elles libres de leurs choix ? Ont-elles les mêmes chances que les garçons d’accéder aux parcours d’excellence ?
Les mathématiques étant, en France comme ailleurs, une matière sélective, ces inégalités ont des conséquences sur la présence (ou plutôt l’absence) des femmes dans certaines filières, puis métiers, qui conduisent vers les plus grandes responsabilités, sur les carrières et sur les salaires. Nous nous sommes donc penchés de près sur l’une des divisions de l’établissement, celle de 2de. Nous avons étudié les appréciations des bulletins du 1er trimestre, ainsi que la prise de parole en classe grâce aux élèves de 1e conduits par leur professeurs de SES. Enfin les élèves de 2de ont tous répondu à un questionnaire en ligne.
À l’issue de ces observations, certains éléments nous ont particulièrement interpellées et ont confirmé qu’un accompagnement pédagogique était nécessaire pour que la mixité soit synonyme de liberté et d’égalité réelles pour nos élèves. L’enjeu qui mobilise sans doute le plus aujourd’hui autour de cette question dans le cadre scolaire au niveau national est celui des matières scientifiques et de la sous-représentation féminine en leur sein.
De ce point de vue, même si Franklin connait un engouement particulier pour les mathématiques et les sciences physiques en 1e (95 % et 61 % des élèves les choisissent contre 64 % et 42 % au niveau national, reflet de la composition sociale de l’établissement), cela n’empêche pas que la quasi-totalité des élèves (certes très minoritaire) qui abandonnent les mathématiques soient des filles. La sous-représentation féminine est encore plus visible en Terminale puisque si l’on compare la distribution des filles dans les différentes spécialités par rapport à la distribution des filles en Terminale et que l’on compare au niveau national, plusieurs constats s’imposent. Si Franklin fait mieux en termes de sous-représentation féminine en mathématiques et en physique-chimie que la France dans son ensemble, les filles restent tout de même sous représentées (écart à la distribution en Terminale de 7,64 points en mathématiques par exemple) et le pendant de cette sous-représentation est la surreprésentation féminine dans les matières littéraires (HLP, LLCER) et les SVT.
Le profil des spécialités de terminale est donc très fortement différencié en termes sexués à Franklin. Autrement dit, le profil social des parents, plutôt bien informés, et la tradition scientifique ancienne de l’établissement n’empêchent pas l’autocensure des filles dans certaines matières comme les mathématiques. Ce phénomène est particulièrement bien documenté et est lié à plusieurs éléments mis en évidence par les recherches en sciences sociales. Nous retiendrons pour l’expliquer en particulier le caractère autoréalisateur des appréhensions vis-à-vis des sciences ainsi que le caractère défavorable aux filles de la compétition.
En effet, d’après notre enquête par questionnaire (161 répondants sur 164 élèves de 2de), 45 % des filles considèrent les matières scientifiques comme plus difficiles que les autres alors que ce n’est le cas que de 35 % des garçons. Ces résultats ne sont pas anodins car ils montrent une appréhension plus grande des filles vis-à-vis des matières scientifiques. Les travaux de psychologie sociale sur les menaces du stéréotype[1] montrent le caractère auto-réalisateur de ce type de craintes. Une enquête par questionnaire menée auprès de 8 500 lycéens franciliens et parue en 2018 montre ainsi que la confiance en soi en mathématiques permet d’expliquer une part très importante des écarts d’orientation vers les sciences selon le sexe.
D’autre part, ces résultats mettent en évidence une adhésion à la compétition des garçons qui n’est pas sans conséquence sur l’ambiance des classes : 42 % des garçons sont d’accord avec l’idée que les hommes (donc eux) sont plus compétitifs que les femmes. Or, des travaux scientifiques ont montré que la mise en place d’un cadre compétitif avait des effets défavorables sur les performances des filles et en particulier en mathématiques et ce dès le CP[2].
On voit bien que pour mieux comprendre comment se construisent ces différences d’orientation et de performances, il faut ouvrir la boîte de la classe. Comment se comportent les garçons et les filles en classe et quelles conséquences cela peut-il avoir ? L’observation menée dans le cadre des cours de 2de a permis là encore d’éclairer cette réalité. Conformément à tous les travaux scientifiques sur la question qui concluent à une présence masculine plus marquée en termes de participation en classe, les garçons franklinois participent plus et avec un niveau sonore plus élevé que les filles et ce, que la participation orale soit sollicitée par le professeur ou spontanée.
En outre, si l’on s’intéresse aux comportements qui ne correspondent pas aux normes attendues en classe (bavardage, prise de parole intempestive…), ce sont là encore des comportements majoritairement masculins (59 % des cas observés).
Cette présence masculine en classe plus marquée implique une attention plus grande accordée aux garçons. Des sociologues comme M. Duru-Bellat ont ainsi estimé qu’à la fin du primaire ce type de comportements différenciés pouvaient amener à plusieurs dizaines d’heures d’attention du professeur en plus pour les garçons que pour les filles. En outre, ces travaux ont également montré que cette participation différenciée amenait à des types de questionnements et des échanges plus riches et plus formateurs pour les garçons que pour les filles. Évidemment ce type de constats interrogent non seulement la place que les garçons et les filles prennent (ou pas) dans les dispositifs pédagogiques mais également ces dispositifs eux-mêmes. En particulier, cela pose la question de la manière dont les professeurs interrogent, évaluent et appréhendent les élèves. Les enseignants faisant eux-mêmes partie de la société, ils ne sont pas exempts de stéréotypes ou de biais.
Le travail statistique opéré sur la base des bulletins du premier trimestre de 2de a mis en évidence l’existence de normes différenciées selon le sexe dans les appréciations. Là encore, Franklin ne fait pas exception et les résultats du lycée sont conformes à des travaux menés à plus grande échelle. Ainsi, une enquête de la Paris School of Economics (Charousset & Monnet, 2021) conduite sur la base d’une analyse statistique de l’ensemble des appréciations des professeurs de mathématiques de Terminale S en France entre 2012 et 2017 (telles que remontées sur APB) montre que le vocabulaire utilisé pour qualifier le travail des filles et des garçons de même niveau diffère : les filles étant plus souvent félicitées pour leur bonne attitude et leur sérieux alors que pour les garçons on souligne leurs capacités intellectuelles. Pour Franklin, même si le travail statistique opéré a été nécessairement plus limité, il montre néanmoins des différences entre les filles et les garçons. Les appréciations soulignent ainsi le sérieux et l’excellence des filles qui sont conformes à leurs résultats puisqu’elles ont des moyennes plus élevées mais aussi leur caractère discret et peu confiant. À l’inverse, les garçons sont associés à l’activité, la vivacité, au dynamisme et on les encourage à faire plus, mieux, et à progresser indépendamment de leurs résultats notamment dans les matières scientifiques.
Tous ces éléments combinés permettent de comprendre non seulement les choix de spécialités différenciés mais aussi les différences d’orientation dans le supérieur, eux-mêmes expliquant les différences finales de carrières et de revenus. Si l’on s’appuie sur la dernière promotion, plus de 53 % des garçons de Terminale de l’établissement ont choisi de poursuivre dans des filières scientifiques et techniques alors que ce n’est le cas que de 18 % des filles. Celles-ci se sont destinées très majoritairement soit à des filières relevant du care (médecine à 17 %) soit des filières littéraires et de sciences humaines (64 %). Or ce sont aussi des filières, comparativement à celles choisies par les garçons, qui conduisent structurellement à des revenus et des évolutions de carrières plus limitées.
Ainsi, la mixité pour qu’elle puisse conduire vers une réelle égalité des chances implique d’abord la prise de conscience de l’existence de biais sexués de l’ensemble de la communauté éducative. Faisant partie de la même société, nous avons tous, parents, enfants, professeurs, des cadres cognitifs sexués indispensables à la vie en groupe. Néanmoins, ces derniers peuvent de manière inconsciente par une réactivation constante, et donc par des mécanismes à bas bruit construire des situations inégalitaires.
Ces conclusions nous invitent à une prise de conscience collective et à une réflexion sur nos pratiques pédagogiques afin d’accompagner au mieux les jeunes qui nous sont confiés. La liberté réelle de nos élèves et l’égalité des chances nécessitent un accompagnement et une réflexion. Nous entamons un cheminement passionnant, au cœur de notre mission. Égalité ne signifie aucunement identité, les deux concepts ne sont pas équivalents. Garçons et filles, tout en étant différents, doivent avoir les mêmes chances d’accéder aux études qui répondent à leur vocation propre et à leurs vœux profonds. Et nous, éducateurs d’un établissement ignatien, devons en être les garants.
[1] La menace du stéréotype consiste en une baisse de performance des individus lorsqu’ils peuvent craindre de confirmer à leurs propres yeux ou aux yeux d’autrui, un stéréotype négatif ciblant leur groupe d’appartenance, ici les filles et leur rapport aux sciences et mathématiques.
[2] Barrier, Desombre et Delattre, Influence de la compétition sur la participation des filles et des garçons dans un jeu mathématique au CP (2016)