Conférence lors de la session de l’Union des Réseaux congréganistes de l’Enseignement catholique les 9 et 10 janvier 2018
Dans la communauté scolaire, une voie d’accès au mystère de la personne s’ouvre : l’éducation de la liberté par le rapport entre les libertés, entre adultes d’abord, puis entre les adultes et les jeunes. Être une personne, c’est normalement être capable d’agir au sens plein de ce terme. Mais il faut, pour cela, y être appelé par d’autres. « Je ne suis pas libre, écrit Mounier, par le fait d’exercer ma spontanéité ; je deviens libre si j’incline cette spontanéité dans le sens d’une libération, c’est à dire d’une personnalisation du monde et de moi-même. » Tout éducateur sait que s’ouvre là un long chemin, fait de temps de latence et de temps de crises, où la liberté d’un jeune s’essaie, se fourvoie, se reprend, se rebelle, pour peu à peu prendre forme et assurance. Aussi importe-t-il d’offrir aux jeunes comme aux adultes engagés dans la vie de l’établissement, non seulement un climat de confiance et de respect qui libère leurs énergies créatrices, mais aussi des occasions et des objectifs leur permettant d’exercer leur capacité d’initiative et de responsabilité. Il y a là un défi particulièrement important dans le contexte actuel, où paradoxalement la liberté est souvent réduite au seul libre arbitre individuel (« c’est mon choix ») alors que tant d’enjeux mondiaux s’imposent à elle qui urgent, dramatisent et universalisent la portée de ces choix.
Il me semble qu’elle peut contribuer à former le sens entier de la liberté, en en faisant jouer ensemble différentes notes, au lieu de la limiter au seul pouvoir de choix. Cette gamme entière de la liberté comporterait l’indépendance, la spontanéité, le « pouvoir du possible », la capacité de décision et d’exécution, l’autonomie morale, et finalement la responsabilité avec et pour autrui qui est un autre nom de l’amour. C’est en pénétrant chacune de ces notes de la liberté pour en développer des harmoniques nouvelles que l’Esprit Saint vient faire de la liberté humaine une liberté théologale, et la transpose ainsi sur un autre ton.
« Les jeunes ne se trompent guère pour discerner si leurs paroles viennent de leur propre réflexion ou ne sont que la caisse de résonance d’un prêt à penser public. »
L’indépendance est la première figure de la liberté, celle que revendiquent les adolescents et dont le prix s’éprouve dans les situations où on pose un choix à contre-courant des pressions d’un milieu ou des sollicitations de l’intérêt personnel. Cette indépendance ne prend toutefois sens qu’à la condition que soit formée la capacité de juger par soi-même des situations et des opinions. A cela s’ordonne l’enseignement et les enseignants savent bien que les jeunes ne se trompent guère pour discerner si leurs paroles viennent de leur propre réflexion ou ne sont que la caisse de résonance d’un prêt-à-penser public…
Une seconde note de la liberté est la spontanéité. Nous sommes libres, écrit Bergson, « Quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve entre l’œuvre et l’artiste ». Mais de tels actes expressifs de toute une personnalité sont rares car ils supposent l’accès à une unité intérieure qui ne se forme que peu à peu, par un lent travail sur soi. Là aussi l’école a son rôle à jouer : l’appel à l’attention et à la réflexion personnelle est sans doute la voie royale qui permet à un jeune de découvrir ses véritables intérêts, de révéler ses dons, d’orienter son effort dans la ligne de son élan créateur… C’est bien aussi ce qui fait les grands éducateurs, capables d’unifier assez l’expérience de leur vie pour en offrir spontanément à de plus jeunes une expression cohérente et limpide. Mais ici encore, la touche délicate de l’Esprit Saint suscite peu à peu en celui qui s’y offre une nouvelle spontanéité, comme un accord musical entre ses motions silencieuses et les désirs les plus profonds de l’âme. C’est une préférence spontanée donnée aux intérêts du Royaume sur les siens propres ou encore le développement d’un « discernement apostolique » direct et sûr comme un instinct qui permet de pressentir et de servir la conduite de Dieu en ceux qui nous sont confiés.
« L’appel à l’attention et à la réflexion personnelle est sans doute la voie royale qui permet à un jeune de découvrir ses véritables intérêts, de révéler ses dons, d’orienter son effort dans la ligne de son élan créateur. »
Écoutons encore une troisième note. Que nous soyons jeunes ou adultes, notre liberté doit se former selon une double direction : d’une part, il faut consentir à être soi, avec sa propre histoire, son nom, son corps et son visage, sa famille… mais aussi son métier, son établissement, ses collègues… toutes données non choisies qui ne deviennent nôtres que par notre consentement à leurs limites. Mais d’autre part un acte libre exige un horizon de possibles qui ne soit pas prédéterminé à l’avance et donc un permanent mouvement de dépassement, d’ouverture à l’autre, à l’ailleurs, à l’autrement, à l’inconditionné. L’école offre l’un et l’autre. Pour les jeunes, chaque « discipline » de l’enseignement tout à la fois pose des règles, comme le terme même de « discipline » l’indique, et en même temps ouvre du possible. Quand l’enfant maîtrise les règles de l’addition ou les gestes de l’écriture, c’est tout un univers qui s’ouvre à lui et que toutes ses acquisitions ultérieures lui permettront d’habiter. Et qu’est-ce qu’un poème, un tableau, une symphonie, sinon une possibilité de vie inscrite dans les limites d’une forme ? C’est donc aux enseignants que revient la responsabilité de réveiller toutes ces possibilités de vie enfouies dans les œuvres du passé, pour les proposer à de plus jeunes. Encore faut-il qu’ils y croient : bien des adultes ne voient plus le sens de leur travail faute de le relier à un de ces possibles « infinis » qui ont nom vérité et beauté, amour des jeunes et goût de l’avenir… Pour cela il faut que le possible prenne corps dans le réel, faute de quoi il demeure de l’ordre du rêve.
« Si un maître se sent lui-même ligoté par les contraintes des programmes et de l’administration, s’il remet sans cesse en question ses propres décisions, il y a peu de chances qu’il puisse donner à ses élèves le goût du choix réfléchi. »
Et voici la quatrième note de la liberté : Aristote appelait « choix réfléchi » cette capacité humaine de se décider, de passer du possible au réel, de fonder ses choix en raison pour pouvoir en rendre raison et de les traduire dans des actes qui modifient le réel alentour. « Le choix est le baptême de la volonté » déclarait pour sa part Kierkegaard, bien conscient que notre liberté peut se perdre non seulement sous la pression de la nécessité, mais aussi dans le vertige des possibles. Nous touchons donc là le moment clé de l’expérience de la liberté. L’exercice d’un métier comme celui d’éducateur ne peut ne peut être fécond et heureux que s’il a été précédé et s’il reste ratifié par un choix de ce type. Car alors il devient lui-même matrice de nouveaux choix et capable de susciter chez les jeunes le même pouvoir de décider et de réaliser. Seuls des êtres libres peuvent donner le goût de la liberté : si un maître se sent lui-même ligoté par les contraintes des programmes et de l’administration, s’il remet sans cesse en question ses propres décisions, il y a peu de chances qu’il puisse donner à ses élèves le goût du choix réfléchi… Une communauté éducative est libératrice si elle ouvre à ses membres, jeunes et adultes, des espaces de libre choix et de réalisation effective des projets décidés.