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Quelle liberté à l'école ? , Géraldine MAUGARS , Rémi BRAGUE

Entretien avec Rémi Brague


Dans Le Règne de l’homme, vous écrivez que « l’idée de dignité humaine n’apparait clairement qu’avec le christianisme qui met l’accent sur la liberté de la personne ». La dignité n’est-elle pas la condition de possibilité de la liberté de l’élève ?

Que tout homme, indépendamment de son sexe, de son statut social (libre ou esclave), de son appartenance au peuple élu ou non (Juif ou « grec »), ait reçu de son rachat par le sacrifice du Christ une dignité qu’il ne peut plus perdre, c’est ce que dit saint Paul (Galates, 3, 28). Les Stoïciens avaient approché de l’idée, mais restait un petit groupe d’élites.

Quant au rapport entre liberté et dignité, il faut faire attention. Ce n’est pas la liberté qui fait la dignité de l’homme ; c’est au contraire la dignité qui le rend libre. Trop souvent, on définit la liberté comme la possibilité de « faire ce que l’on veut ». En un sens cruellement ironique, c’est tout à fait juste : celui qui veut, c’est « on », le « on » de Heidegger, bien plus que « je ». « On », c’est, du dehors, le milieu, les traditions, la publicité, les camarades, la pression sociale consciente et, le plus souvent, inconsciente. Voire, à l’intérieur même de chacun de nous, les souvenirs de nursery, Galien aurait dit : « les humeurs », nous préférons dire : « les hormones », etc. L’élève, et au fond chacun de nous, élève ou maître, étudiant ou professeur, n’est vraiment libre que s’il est conscient de sa dignité et surtout s’il en tire les conséquences.


« L’élève, et au fond chacun de nous, élève ou maître, étudiant ou professeur, n’est vraiment libre que s’il est conscient de sa dignité et surtout s’il en tire les conséquences. »


Depuis longtemps, je suis frappé par ce passage d’Aristote où il fait remarquer un intéressant paradoxe : dans une maisonnée (telle qu’elle était à son époque, bien entendu), les hommes libres ont moins de latitude d’action que les esclaves (Métaphysique, Lambda, 10, 1075a19-22). Les gentlemen sont en effet tenus par un code d’honneur, les Japonais diraient le bushido, qui leur interdit de s’abandonner à certaines pratiques qui les feraient déroger. En revanche, les esclaves, lorsque le fouet du garde-chiourme s’éloigne, peuvent se donner du bon temps.

On pourrait d’ailleurs se poser une question quelque peu cruelle : notre représentation contemporaine de ce que nous appelons la « liberté » ne ressemble-t-elle pas comme une sœur à l’idée qu’un esclave se fait de ce à quoi il pourrait se livrer si on l’affranchissait ?

« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » écrit Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ? Cette injonction n’est-elle pas paradoxale ? Comment l’école peut-elle imposer de l’autonomie ?

Il est en effet paradoxal d’être forcé à être libre, même si Rousseau n’a pas reculé devant la formule (Contrat social, I, 7). Et Sartre, deux siècles après, nous dit « condamnés à être libres » (L’Être et le néant, IV, 3, p. 639).

Le slogan de Kant est magnifique, mais on n’en perçoit pas toujours le caractère exigeant. Il s’agit de se servir de son entendement, Or, ce n’est pas si facile. Si bien que j’y vois une double tâche : d’une part, il faut que cet entendement soit bien un entendement, et pas le premier caprice venu. Ce n’est pas si commode, car faire appel au raisonnement, qui demande de l’attention et de la patience est plus difficile que céder à ses penchants, lesquels se présentent à nous d’emblée. D’autre part, il faut que cet entendement soit vraiment le nôtre (« ton propre entendement »), et pas ce qui se dit dans l’air du temps. En bon homme des « Lumières », Kant pensait probablement aux autorités civiles, militaires, religieuses, comme dans une célèbre note de la préface à la première édition de la Critique de la raison pure (A XI) et dans la suite du texte dont vous venez de citer le premier paragraphe. Pour tout cela, il faut de la méthode, une éducation.

Les « pédagogues » d’aujourd’hui nous rebattent les oreilles avec le slogan selon lequel l’école aurait pour tâche de développer l’« esprit critique » chez l’enfant. Très louable intention. Mais dans les faits, ce prétendu esprit critique est trop souvent dirigé de façon unilatérale contre ce que le prêt-à-penser dominant considère comme s’opposant au « progrès ». Mais dès que l’« esprit critique » commence à se tourner dans la mauvaise direction, gare ! On ne manquera pas alors de crier au « dérapage ».

Le mot d’autonomie est lui aussi riche en pièges. Trop souvent, on le comprend comme « n’en faire qu’à sa tête ». Mais on néglige l’élément de « loi » (en grec nomos) qu’il contient. Être autonome, c’est se donner à soi-même une loi. Ce qui implique une rigueur, une continuité dans l’action, et une règle qui ne vaudra pas que pour soi, mais que l’on aura le devoir de pouvoir justifier par des arguments.

Plutôt qu’imposer l’autonomie, ce qui n’a guère de sens, il vaut mieux essayer de la libérer, car elle est déjà là. Elle n’attend que de monter dans sa propre direction, comme un ballon qu’on libère de son lest.

Vous parlez de la manière dont l’histoire de la science est envisagée comme « une délectation dans l’humiliation ». Comment les découvertes et les inventions peuvent-elles au contraire donner de l’audace aux élèves ?

Je faisais allusion à l’idée, souvent reprise par les médias, selon laquelle les découvertes scientifiques seraient humiliantes pour l’homme. L’astronomie héliocentrique de Copernic aurait montré que la terre n’était pas le centre du système solaire. La théorie darwinienne de l’évolution aurait réduit l’homme à n’être qu’un singe chanceux. La psychanalyse freudienne aurait ramené la conscience au niveau d’un phénomène superficiel, un vernis flottant sur d’insondables abysses de pulsions inconscientes, etc. En fait, dans mon Au moyen du Moyen Age j’ai rappelé, après plusieurs autres, que l’homme médiéval considérait la Terre comme le point le plus bas du monde, une sorte de poubelle cosmique. Et donc, en fait, la révolution copernicienne tirait la planète du cul de basse-fosse où elle croupissait, et l’ennoblissait. Galilée l’a écrit noir sur blanc (Dialogo dei massimi sistemi [1632], I). Darwin lui-même terminait son The Descent of Man (1871) en expliquant que l’homme pouvait être fier d’être au sommet des êtres vivants et avait le droit d’espérer un avenir encore meilleur.

Tout cela ne relève pas de la science, qui s’abstient par principe de porter des jugements de valeur. Cela tient plutôt à l’idéologie. Celle-ci prétend toujours se fonder sur la science : sur l’économie, comme le marxisme-léninisme, sur la biologie, comme l’hitlérisme, sur une socio-psychologie vaguement foucaldo-bourdivine comme le wokisme actuel, etc. Par ailleurs, le ressort psychologique de la délectation dont j’ai parlé est la jouissance de croire que moi, je ne suis pas dupe, alors que tant d’autres—le vulgaire—succombent aux illusions auxquelles j’ai échappé moi-même, car je suis si malin. Car il est bien entendu que ce sont les autres qui ne sont que des singes modifiés, que ce sont les autres qui se laissent mener par le bout du nez par leur inconscient, que ce sont les autres qui sont racistes, sexistes, dominateurs, etc.

Je pense moi aussi que raconter l’histoire des grands découvreurs peut donner aux jeunes adolescents l’envie de les imiter. Je pense en particulier à ceux qui ont eu du mal à faire accepter leurs avancées, dans quelque domaine que ce soit : Christophe Colomb en géographie, Pasteur contre la génération spontanée, Semmelweiss sur l’asepsie.

Mais attention : ne pas supposer qu’une innovation soit toujours mal accueillie. Freud, par exemple, toujours très menteur, a fait croire que son hypothèse sur l’origine sexuelle des névroses avait suscité le scandale dans la Vienne prude du XIXe siècle finissant. Cela lui a permis de se comparer modestement à Copernic et à Darwin. Or, c’est faux.

Ne pas prendre non plus la difficulté rencontrée pour une preuve de génie. Tout peintre sans succès n’est pas Cézanne… 

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