L’aventure commence avec quelques parents qui disent leur désir d’aller de l’avant pour la réussite de leurs enfants. De leur côté, les enseignants ont à cœur de réfléchir concrètement pour savoir comment améliorer la relation avec les parents mais ils se sentent parfois démunis face aux difficultés.
La ville de Grigny et l’Éducation nationale s’engagent alors avec l’expertise d’ATD Quart Monde à expérimenter la démarche de « Croisement des savoirs et des pratiques avec les personnes en situation de précarité. » Une douzaine d’écoles ont ainsi participé à des croisements entre 2015 et 2022.
Le croisement des savoirs est une démarche où chacun doit avoir conscience de la nécessité d’un changement, considérer toute personne comme détentrice de savoirs, travailler avec d’autres et se placer ensemble dans une position de recherche. On trouvera plus bas une présentation plus complète de cette démarche.
Pendant plusieurs rencontres, parents d’un côté et enseignants de l’autre échangent, partagent leurs questions et leurs idées, réfléchissent à leur rôle, identifient les difficultés et les blocages. Peu à peu les groupes cheminent de l’opinion individuelle vers une parole collective et identifient les problématiques à travailler pour améliorer la réussite scolaire des enfants.
« Dans cette démarche, qu’est-ce qui libère ? Peut-être tout d’abord la prise de conscience et l’expression des peurs »
À ce moment parents et enseignants sont prêts à se rencontrer pour vivre les journées de « croisement des savoirs », chercher ensemble des réponses et co-construire des actions concrètes.
Dans cette démarche, qu’est-ce qui libère ? Peut-être tout d’abord la prise de conscience et l’expression des peurs. Lors des séances sur les peurs réciproques, voici ce que disent les enseignants :
« J’ai peur d’être mal comprise, du jugement, de l’interprétation. » ; « J’ai peur de parler des difficultés des élèves. » ; « J’ai peur des représailles possibles sur l’enfant, sur moi-même. » ; « j’ai peur de décevoir… » ; « J’ai peur du silence des parents ; est-ce de l’indifférence ? »
De leur côté, les parents disent « On a peur d’aller vers les enseignants… je ne sais pas pourquoi c’est intimidant de parler avec eux. » ; « J’ai peur car je ne saurai pas dire ce que je veux dire. » ; « J’ai peur car je ne comprends pas ; les réunions, c’est difficile. » ; « Je n’y arrive pas, je ne connais pas les mots ».
Lors des séances de croisement chacun réalise qu’il n’est pas seul avec ses appréhensions comme le dit cette maman : « Je vois que les professeurs aussi peuvent avoir des difficultés à s’adresser aux parents, que l’on n’est pas les seuls à être en difficulté par rapport à ce problème. »
La confrontation des représentations est également une étape qui libère : lors de cette séquence de travail, parents et enseignants échangent leurs visions sur un concept, tel que ‘la RÉUSSITE ‘ ou ‘l’ÉDUCATION’. Très rapidement les participants constatent qu’ils ne mettent pas les mêmes réalités derrière les mêmes mots ; ils comprennent alors la source de nombreux malentendus et blocages dans la communication.
La confrontation des représentations est une étape fondamentale ; elle requiert la mise en place d’un cadre sécurisant permettant aux participants d’exprimer des expériences de relations passées douloureuses ou conflictuelles. Ces échanges parfois délicats ou déstabilisants sont néanmoins nécessaires pour avancer et devenir capables de construire ensemble.
Se découvrir une ressemblance… une même humanité ! comme le dit cette maman lors de l’évaluation : « ça m’a fait plaisir de travailler avec les enseignants parce qu’on n’a pas l’habitude ; en fait des fois on a peur d’aller vers eux… je ne sais pas pourquoi c’est intimidant de parler avec eux. (…) Voilà, j’ai appris qu’ils sont comme nous ! »
En finir avec les fausses idées …
- sur les parents qui seraient démissionnaires, une enseignante dit : « Je repars avec la satisfaction d’avoir vu des parents qui avaient envie de s’investir dans l’éducation de leurs enfants et envie de parler et d’échanger avec des enseignants. »
- sur la croyance en son incapacité, telle cette maman qui reçoit le livret du croisement en pleurant de joie disant : « c’est mon premier diplôme ».
Être main dans la main sur un projet concret : progressivement, en construisant ensemble des réponses aux problèmes identifiés, les participants découvrent leurs ressources et leurs limites et peu à peu se reconnaissent et s’enrichissent mutuellement. Les parents l’expriment bien : « Nous voyons que l’enseignant n’a pas la solution pour tout, alors il faut se parler pour se soutenir, échanger nos expériences entre enseignants et parents. On peut casser le mur entre parents et enseignants. »
Lors des croisements, de nombreuses actions et outils ont été co-construits : un guide d’entretien, des journées cuisine co-animées, de nouvelles modalités de réunion de rentrée, des démarches pour affronter ensemble la difficulté scolaire de certains enfants, des visites de classe, la formation sur les outils numériques …
Lors d’un croisement, les parents ont merveilleusement exprimé combien les malentendus, les à-priori, et les difficultés de communication peuvent finir par dresser un mur entre eux et les enseignants alors qu’ils poursuivent le même objectif de réussite de l’enfant. Le croisement donne la parole à chacun, déconstruit les fausses idées, ouvre une brèche dans le mur et la rencontre libère les énergies créatrices.
Brève présentation de la démarche de croisement des savoirs
Le croisement des savoirs et des pratiques avec les personnes en situation de précarité est une démarche qui a été imaginée par le Mouvement ATD-Quart Monde pour permettre la prise en compte du savoir de vie des personnes en situation de précarité. Si dans la construction de projets on se réfère au savoir universitaire et que l’on demande l’avis des professionnels, ce savoir de vie n’est pour ainsi dire jamais pris en compte, conduisant à une reproduction de l’exclusion.
La démarche se déroule en trois temps : un travail en groupe de pairs (personnes en précarité, professionnels et/ou chercheurs), un moment de confrontation des représentations et la co-construction de projets ou de savoirs.
Le travail en groupe de pairs permet aux personnes en précarité de conscientiser et de construire leur savoir de vie. Les personnes échangent leurs expériences de vie, identifient ce qu’il y a de commun et qui doit être porté à la connaissance des professionnels pour que le changement advienne. C’est le passage du « je » au « nous » : face aux professionnels, les personnes en précarité ne parlent pas en leur nom propre mais au nom d’un collectif.
Le temps de confrontation des représentations fait prendre la mesure des idées fausses que chacun a sur l’autre et découvrir qu’une notion que l’on pensait universelle recouvre des visions différentes, sources de malentendus.
Ces deux étapes permettent à chacun d’entrer dans la phase de co-construction en tenant compte du savoir de l’autre.
Le croisement des savoirs nécessite une équipe d’animation formée à l’écoute, à faire émerger la parole, à garantir le cadre et la rigueur nécessaire à la liberté d’expression et à la reconnaissance des apports de chaque personne.