Le médecin et éducateur polonais Janusz Korczak devait donner une série de cours sur l’enfance à des professionnels. Pour sa première leçon, qui ne dura que quelques minutes, il se présenta dans l’amphithéâtre plein à craquer, accompagné d’un enfant fort impressionné par le monde. Korczak se contenta de placer le micro à proximité du cœur de l’enfant et toute la salle entendit les battements tachycardes du gamin. Et Korczak d’expliquer que, si l’on s’intéresse à l’éducation et à la pédagogie, aucune théorie ni aucune pratique ne doit nous faire oublier le cœur de l’enfant qui bat. Et qui bat d’autant plus vite qu’il est apeuré ou inquiet. La leçon était terminée. C’est une évidence qu’il faudrait avoir en tête dès que l’on rentre en classe.
Autre grande leçon de Korczak : ce qui est fatigant, dans l’éducation, ce n’est pas de s’abaisser au niveau de l’enfant mais de s’élever à la hauteur de ses sentiments. Comment comprendre cette expression ? Sans doute s’agit-il de prendre la mesure de l’importance que l’enfant accorde à des choses dont nous avons oublié combien elles comptent dans son esprit : le jeu, les relations avec ses parents, avec ses camardes, la parole du maître… Ses préoccupations — qui nous paraissent parfois futiles — sont essentielles dans son quotidien, d’où la nécessité de se hisser jusqu’à son système de valeurs.
Ceci posé, je voudrais répondre à la question suivante : « Peut-on contribuer à rendre les enfants plus libres ? »
À la façon des philosophes stoïciens qui, en toute circonstance, distinguaient ce qui dépend de nous de ce sur quoi on ne peut guère agir, il faudrait, s’agissant d’éducation, rappeler ce sur quoi nous n’avons pas prise pour mieux dégager la nature de notre démarche et ce en quoi l’éducation scolaire peut doter l’élève d’une plus grande liberté.
Ce qui ne dépend pas de nous : la nature profonde de l’élève
On ne change pas les gens
Pour ce faire, je voudrais partir d’une hypothèse qui pourrait sembler pessimiste si l’on s’en tenait là : on ne change pas les gens. La vie de famille, les relations amicales, les interactions sociales et l’enseignement nous apprennent empiriquement que si l’on peut avoir une certaine influence, souvent provisoire, sur les autres ou si, dans l’exercice d’une certaine autorité, on peut les tenir en bride de façon plus ou moins heureuse, in fine, on ne change pas ce que sont les gens.
Pourtant, me direz-vous, nous avons tous croisé des gens dont on se dit, rétrospectivement, qu’ils ont changé notre vie de façon significative. André Breton posa systématiquement cette question à des centaines d’individus : « Quelle est la personne qui a eu une influence marquante sur ce que vous êtes aujourd’hui ? » On se dit aussi, souvent, que telle lecture ou tel voyage nous a fait emprunter une direction inédite et décisive. On songe à la conversion de saint Augustin dans le jardin de Milan (Confessions, VIII) et à sa lecture providentielle (« Prends et lis ! ») des épîtres pauliniennes.
Toutefois, il semble plus juste de considérer qu’une rencontre, qu’une lecture, qu’un événement de vie, n’a fait sens pour nous à un moment donné que parce que nous y étions déjà prédisposés[3]. Un discours (une idée, une façon d’être, etc.) ne nous parle qu’à condition qu’il entre en résonnance de façon synchrone avec une potentialité dont nous sommes déjà porteurs, sans toujours le savoir, et qui est elle-même le fruit d’une lente et silencieuse évolution souterraine. La rencontre ou l’occasion saisie accentuent ou rendent possible une inclination déjà présente, en coulisse, mais elles n’en sont pas la cause. Elles sont, selon une jolie image utilisée par Nietzsche, comme « Le vent qui fait tomber une figue déjà mûre ».
Le regard (positif ou négatif) que l’on porte sur quelqu’un modifie son propre regard sur lui-même et le pousse à se conformer à l’image qu’on lui renvoie.
Les conseils que l’on donne aux autres semblent souvent, comme on dit, « entrer par une oreille et ressortir par l’autre ». En réalité, il arrive qu’un conseil ou qu’une piste de réflexion ne soient entendus que longtemps après avoir été reçus. Car au moment où le propos a été formulé, l’autre n’était pas disposé à l’entendre. Comme la pluie qui pénètre le sol peu à peu, une parole sage n’est audible — quand elle l’est — qu’au rythme de celui à qui elle est adressée. Vouloir faire pénétrer de force une idée dans l’esprit de notre interlocuteur sans tenir compte de ce qu’il est capable d’entendre présentement constitue un acte de violence dont Ionesco, dans la leçon, nous rappelle qu’il n’est pas totalement étranger à l’enseignement. Il faut accepter avec modestie que ce que l’on transmet ne nous appartient pas. L’autre entendra ou pas, à son propre rythme, ce qui est enseigné. L’éducation est pour partie de l’ordre de la proposition.
Dans le même esprit, cette scène courante d’un ancien élève rencontré par hasard et qui nous dit avoir été marqué par un point de notre enseignement qui, pour nous, relevait du détail ou de la digression et dont on ne se souvenait même plus nous-mêmes. On ne décide pas plus du moment où un enseignement devient (s’il le devient) effectif que de ce qui sera pertinent pour l’interlocuteur, en l’occurrence, l’élève.
Ce qui dépend de nous : faire de l’école un environnement stimulant
Le regard de l’enseignant
On ne change pas profondément les gens et l’on n’est pas maître de ce qui « passe » dans l’acte de transmission. Mais, si quelque chose doit (se) passer, encore faut-il qu’une rencontre heureuse, qu’une brise opportune vienne faire office de « coup de pouce ». C’est en cela que le rôle de l’enseignant peut être décisif. « C’est en croyant aux roses qu’on les fait éclore », disait Anatole France.
Une célèbre expérience de psychologie sociale, originellement menée à San Francisco[4], a souligné cet effet. Deux psychologues ont émis et testé l’hypothèse suivante : si des enseignants croient que des élèves sont plus intelligents et performants que ce qu’ils sont objectivement, ces élèves finiront par devenir plus intelligents. Il s’agit d’une sorte de prophétie auto-réalisatrice appliquée à l’enseignement. Pour vérifier leur hypothèse, les chercheurs font passer un test d’intelligence à des élèves de primaire. Les enseignants sont informés de ces résultats mais on leur donne délibérément de faux éléments. On leur explique que les scores relevés permettent de prédire avec justesse l’évolution intellectuelle des enfants et ces derniers sont répartis (aléatoirement, mais les enseignants ne le savent pas) en deux sous-groupes : l’un dit de « haut potentiel » et l’autre d’enfants « sans potentiel ». Un test d’intelligence est réalisé après une année scolaire et l’on constate que les élèves faussement surévalués ont augmenté significativement leurs performances au test (comparativement à l’autre groupe). Pour le dire rapidement : le regard (positif ou négatif) que l’on porte sur quelqu’un modifie son propre regard sur lui-même et le pousse à se conformer à l’image qu’on lui renvoie.
Exigence et émulation
On ne change pas la nature profonde d’un élève mais un climat stimulant peut donc le pousser à donner le meilleur de lui-même. Les attentes bienveillantes de l’enseignant jouent tout autant que l’émulation des pairs (quand l’état d’esprit de l’établissement donne envie de se dépasser et qu’il n’est pas, au contraire, décourageant). Pour souligner les bienfaits de l’émulation et de la saine concurrence, Kant propose l’image d’un arbre poussant dans la forêt : les ressources limitées et l’ombre provoquée par les autres arbres obligent chacun à croitre davantage. Un arbre poussant isolément n’ayant pas cette concurrence, se développerait paradoxalement de façon moins majestueuse. Par l’émulation, chacun se dépasse.
Notre vocation : aider l’élève à devenir lui-même
« Deviens qui tu es »
Résumons-nous : il n’est (fort heureusement) pas en notre pouvoir de changer durablement la nature des enfants qui nous sont confiés mais notre rôle stimulant n’en reste pas moins décisif pour les aider à devenir eux-mêmes.
En référence à l’impératif existentiel proposé par Pindare, « Deviens qui tu es ! », nous pourrions finalement dire que notre mission consiste à pousser l’élève à s’élever vers lui-même.
Sagesse du roi Salomon qui nous dit : « Éduque l’enfant selon sa voie » (Pr 22, 6). Sa voie à lui. Selon l’auteur des Proverbes (voir la suite du verset), seule une prise en compte de la nature spécifique de l’enfant permet une action éducative s’inscrivant sur du long terme. Toute autre attitude reviendrait à éduquer le vilain petit canard comme un canard (alors que c’est un cygne). Ou le contraire… Démarche inefficace, à terme, et parfois désespérante pour l’élève.
Il ne nous appartient guère de choisir la voie de chaque enfant, sa nature profonde, son idiosyncrasie. Elle émerge d’une pelote de laine dont les physiologistes, les psychologues et les sociologues tentent de démêler les fils. Ce qui provient du milieu familial et de l’histoire singulière de chacun ne relève pas de notre champ d’action. Là où nous pouvons agir, en revanche, c’est d’abord en permettant à l’enfant de découvrir cette nature et ses potentialités puis en l’aidant à devenir qui il est et l’être avec style. Car, étonnamment, rien n’est moins naturel que de devenir qui l’on est et de trouver son tempo giusto.
J’emprunte à la philosophie chinoise une image éloquente qui pourrait s’appliquer à l’éducation. Mencius (penseur chinois confucianiste du IVe avant J.-C.) enseigne « Qu’il ne faut ni tirer sur les plantes pour les faire grandir plus vite ni se dispenser de sarcler à leur pied pour les aider à pousser » (Mencius, II, A,2). On ne force pas les choses (en exigeant plus que ce que l’élève peut) mais on ne le laisse pas non plus livré à lui-même (on veille sur le milieu dans lequel il évolue, on l’enrichit, on fait au besoin fonction de tuteur).
Maïeutique
La mère de Socrate était sage-femme et le maître de Platon se plaisait à comparer le rôle du philosophe-enseignant à celui de sa mère : aider l’autre à accoucher de lui-même. Rôle décisif mais modeste. L’enseignant n’est pas un Pygmalion qui crée et sculpte de façon démiurgique la personnalité de l’élève. C’est un obstétricien. [Platon infléchira hélas l’idée de maïeutique en suggérant que le rôle du philosophe consiste à aider l’autre à accoucher d’un savoir déjà présent en lui et auréolé d’une dimension universelle (Cf. Ménon[5]). On s’éloigne d’une vocation plus audacieuse qui consisterait à aider l’enfant à devenir lui-même dans ce qu’il a de singulier.]
Mais nôtre tâche ne se limite idéalement pas à aider le jeune à se découvrir. Il s’agit de l’aider à devenir qui il est de la meilleure façon qui soit. « Le grand art, écrivait Nietzsche, c’est de donner du style à son caractère ». Le caractère, ici, désigne ce qui, dans la nature de chacun, s’impose à lui. La part d’inné de son devenir. Nous pouvons (et devons) pousser l’enfant à donner du style à sa nature. À être lui-même de la façon la plus digne, la plus noble, la plus harmonieuse possible. Si chacun, comme l’y invite Plotin, doit « N’avoir de cesse de sculpter [sa] propre statue », nous pouvons contribuer à la beauté de l’œuvre. Sans en avoir choisi ni le matériau ni la forme, mais en donnant au sculpteur le goût de l’excellence et du travail soigné.
Illustrons notre propos en grossissant le trait. Éric Berne, le père de l’Analyse transactionnelle, parle de scénarios de vie, « écrits » par les parents et figures parentales, qui conditionnent en grande partie les représentations ultérieures (généralement inconscientes) de l’enfant devenu adulte. Berne aimait raconter l’histoire de cette mère qui ne cessa, durant toute leur enfance, de dire à ses jumeaux turbulents : « Vous finirez à l’asile ! » Paroles prémonitoires car les deux garçons finirent effectivement en hôpital psychiatrique. Le premier comme fou, le second comme psychiatre. Ce dernier avait échappé à la prédiction en s’y conformant et en orientant la part de déterminisme dans un sens choisi et désirable. J’ignore les détails de cette anecdote caricaturale mais il est probable que, sur sa route, le jeune homme en question (le futur psychiatre) ait croisé quelqu’un — un enseignant, qui sait ? — qui l’aura aidé à donner du style à sa destinée, à être ce qu’il devait être d’une belle façon.
L’une des manières (mais ce n’est pas la seule, loin s’en faut) d’aider l’élève à devenir lui-même consiste à l’aider à harmoniser son tempérament et à mettre ses forces comme ses faiblesses au service d’une sculpture de soi cohérente. Ce qui passe notamment par l’apprentissage à « faire de ses faiblesses des atouts », comme on dit. Pour le formuler de façon encore plus imagée, il s’agit de jouer le rôle de Timothée, la souris malicieuse qui permet à Dumbo de voler grâce à ses oreilles démesurées, après avoir subi les quolibets de la troupe.
Pour exprimer les choses avec une référence plus sérieuse, c’est sans doute le sens de la Parabole des talents (Mt 25).Tandis que la société et les médias imposent à chacun une vision standardisée de ce que doit être sa vie, son corps, ses goûts et ses performances, cette parabole souligne le fait qu’un individu ne saurait être évalué dans l’absolu mais bien plutôt en fonction de ses dispositions naturelles, de ses talents. Encore faut-il qu’il les fasse fructifier. L’éducation vise à précisément à lui en donner l’envie et les moyens.
Dans son roman populaire l’Alchimiste, Paulo Coelho s’inspire d’un vieux conte arabe. Dans ce dernier, un simple berger apprend en rêve qu’un trésor se trouve au pied des pyramides d’Égypte. Il fait un long voyage initiatique et, arrivé à bon port, rencontre un homme à qui il raconte son histoire. L’homme se moque du berger et de son rêve, lui disant qu’il est fou de lui accorder du crédit. Lui-même n’a-t-il pas fait un rêve similaire sans y prêter attention ? Dans le songe de l’Égyptien, il était également question d’un trésor caché… et l’homme de décrire précisément la maison du berger, sous le sol de laquelle se trouverait un trésor. Le berger rentre chez lui en hâte et découvre le fameux trésor qu’il possédait déjà mais sans le savoir. La rencontre des deux hommes pourrait être une métaphore de l’acte éducatif : permettre à l’élève de découvrir ses propres potentialités.
Élargir l’horizon
Notre façon d’aider le jeune à devenir qui il est consiste notamment à élargir son horizon pour qu’il trouve des modèles stimulants qui entrent en résonnance avec son propre devenir. L’éducation spirituelle, les grandes figures de l’histoire, de la science, de la littérature, l’exercice physique, la pratique artistique, la découverte d’autres langues et d’autres cultures, etc. sont autant de ressources et de modèles permettant à l’élève, par imitation ou opposition, de forger son identité.
En 1884, le pasteur anglican Edwin Abbott publia une petite nouvelle étonnante : Flatland. Il s’agit de l’histoire d’un monde bidimensionnel, peuplé de carrés, de cercles et autres triangles. Les habitants de cet univers où règne la platitude ne peuvent pas concevoir l’existence d’un monde tridimensionnel. Un jour, un carré citoyen de Flatland rêve d’un monde imaginaire, Lineland, dont les habitants ne connaissent qu’une seule dimension. En rêve, le carré tente en vain d’expliquer aux habitants de Lineland, qui ne peuvent se mouvoir que de droite à gauche, qu’il existe une autre dimension ! À la suite de ce rêve, le carré rencontre… une sphère, qui vient de Spaceland, un univers en trois dimensions. Il n’arrive pas à saisir ce qu’elle lui raconte et ne peut concevoir cette troisième dimension. Pourtant, il doit avouer qu’il est troublé par le fait que sa forme change sans cesse : elle est parfois petite comme un point mais prend d’autres fois l’aspect d’un cercle de taille variable. Se souvenant de son propre rêve, le carré se laisse progressivement convaincre par cette idée un peu folle : l’univers est bien plus vaste que ce qu’il perçoit et que ce qu’on en dit. La sphère a élargi l’horizon mental du carré.
« Comme la sphère le fait pour le carré, nous augmentons le champ des possibles où l’élève piochera, selon son propre cheminement, les éléments qui consolideront et enjoliveront son identité. »
Cette histoire, qui nous rappelle l’allégorie de la caverne de Platon, sert là-encore à illustrer la démarche éducative qui ouvre l’esprit de l’élève en le confrontant à d’autres façons de penser, d’autres manières de poser les questions et, parfois, d’y répondre. Comme la sphère le fait pour le carré, nous augmentons le champ des possibles où l’élève piochera, selon son propre cheminement, les éléments qui consolideront et enjoliveront son identité.
Une autre façon d’élargir l’horizon mental de l’enfant, c’est lui apprendre à voir un même problème sous différentes facettes. D’ailleurs, les spécialistes de la résolution de problème rappellent à quel point cette compétence (envisager un problème sous des angles différents) est souvent la clé de sa résolution.
L’un des plus grands philosophes de l’antiquité, chef de file des sceptiques grecs, s’appelait Pyrrhon. Sa pensée fut fortement influencée par son voyage en Inde aux côtés d’Alexandre le Grand. Pyrrhon enseignait notamment que la sagesse résidait dans la capacité à saisir le caractère partiel du savoir, non pas pour condamner toute certitude mais pour ne jamais renoncer à enrichir et parfaire son savoir. Cette conception peut être illustrée par une légende venue d’Inde, reprise en particulier dans le Jaïnisme (doctrine de l’anekāntavāda) : c’est l’histoire de l’éléphant et des aveugles. Un éléphant surgît dans un village. Six de ses habitants qui étaient non-voyants n’avaient aucune idée du type d’animal dont il s’agissait. Ils se rendirent près du pachyderme et chacun le toucha. Celui qui se tenait près de la jambe de l’éléphant en conclut que l’animal était une sorte de pilier. « Mais non, c’est un genre de branche ! », répliqua celui qui était près de la trompe. « Plutôt une corde », dit celui qui avait touché la queue. « Je pense pour ma part qu’un éléphant est un genre d’éventail », dit celui qui avait caressé l’oreille de l’animal. « Je le trouve comparable à un mur » dit celui qui se trouvait devant le flanc de l’animal. « Non, à une barre » dit celui qui avait touché la défense. Chacun pensait avoir raison de façon exclusive lorsque passât le sage qui leur expliqua que chacun ne détenait qu’une parcelle de la vérité[6] et que l’éléphant ressemble à tout cela à la fois. L’éducateur est celui qui aide l’enfant non seulement à distinguer le vrai du faux mais aussi à valoriser l’expression de certaines formes de vérité. Il aide l’enfant à comprendre ce qu’est, littéralement, un point de vue. L’Exercice de style de Raymond Queneau n’est pas qu’un exercice de style, justement. C’est une invitation à entendre que la réalité est complexe et qu’on l’appréhende de façon plus juste en multipliant les perspectives. (D’ailleurs, la réalité elle-même est parfois une affaire d’interprétation et deux vérités contradictoires peuvent légitimement prétendre à décrire un même fait. C’est ce qu’enseigne le célèbre « cube de Necker »).
Ouvrir l’esprit de l’élève c’est ébranler ses certitudes, le sortir d’une certaine forme de torpeur intellectuelle, de mollesse existentielle. Socrate, comme philosophe-enseignant, se comparait à un taon agaçant venant tirer de son sommeil un cheval endormi.
Apprendre à obéir pour apprendre à s’obéir
Autre point crucial pour aider l’élève à s’élever vers lui-même : lui apprendre à obéir. Expliquons-nous : Rousseau, considérant dans l’Émile que « L’homme est bon par nature », propose une éducation qui consiste, pour résumer, à éviter à l’enfant tout accès à la culture et toute frustration. À la suite de Rousseau, certains pédagogues, tels Pestalozzi[7] ou Neill[8] envisagèrent une éducation sans contrainte, dénonçant toute forme d’autoritarisme. L’anthropologie rousseauiste appliquée à l’éducation fut également reprise par les pères du freudo-marxisme et eut une grande importance sur la « pensée 68 ». Dans l’ensemble, si ces courants contribuèrent à lever certains tabous concernant la sexualité (démarche étrangère à Rousseau, pour le coup), elles furent un dramatique échec pour une génération entière. Si généreuse qu’elle paraisse, cette vision de l’éducation repose en effet sur un fondement anthropologique complètement naïf qui omet notamment la propension naturelle au laisser aller ou à l’agressivité. Or le goût de l’effort n’a rien d’inné, pas plus que la maîtrise de ses pulsions ou que la finesse dans les relations sociales.
Aux antipodes de cette conception naïve de l’éducation, Freud définit cette dernière comme le processus visant à aider l’enfant, qui se trouve sous la domination du principe de plaisir, à accéder à un état où il sait se situer par rapport au principe de réalité. Pour le père de la psychanalyse, l’éducation consisterait à s’attaquer à « l’omnipotence narcissique infantile », à domestiquer et à sublimer ses pulsions. Le caractère normatif de l’éducation, qui peut sembler liberticide, est au contraire la condition d’une liberté ultérieure. Liberté d’être soi et non la proie de ses pulsions. L’enfant n’est pas un petit être innocent et inoffensif et l’éducation exige de la lucidité. Pour Freud, « l’éducation doit donc inhiber, interdire, réprimer ». Bien sûr, l’interdiction ne doit pas relever de l’arbitraire ou du caprice de l’éducateur. Elle doit faire sens et engager l’exemplarité de celui qui pose l’interdit[9]. Mais elle est nécessaire en vertu du principe suivant : en apprenant à contrôler ses pulsions, l’enfant intègre l’idée même de la loi sans que le contenu de cette dernière ne reste figé (et en lui offrant la possibilité d’être ultérieurement critique quant à telle ou telle règle). Le « surmoi », que tout éducateur contribue à mettre en place dans la psyché de l’enfant, n’a pas de contenu fixe. En revanche, son absence ou sa fragilité signe une déstructuration préjudiciable à l’enfant, incapable d’obéir à lui-même, donc d’être libre si l’on définit la liberté comme la capacité à obéir à sa propre voix et celle de choisir les contraintes auxquelles il entend se soumettre.
Dans la crise de la culture (V, « la Crise de l’éducation »), Hannah Arendt se désole de la propension à confondre l’enseignement et le jeu, les cours devant impérativement obéir à la mode du ludique pour satisfaire l’enfant-roi. De telles pratiques, expliquait la philosophe, dévalorisent le goût de l’effort et, pire, font oublier à l’enfant le plaisir de l’effort ; Labor et Dilectio[10]. Selon Arendt, la crise de l’autorité, loin d’affranchir les élèves, les livre au double diktat de leurs paresse et du conformisme.
Pour conclure, en quoi l’acte éducatif est-il un apprentissage de la liberté ? Si la liberté réside dans la capacité à devenir qui l’on est, alors l’éducation élargit l’horizon de l’élève et lui offre des modèles et des repères pour « accoucher de lui-même ». L’environnement stimulant que procure l’école lui permet de croire en sa capacité à développer ses propres potentialités et le rassure quant au fait que grandir ne consiste pas à se conformer à un standard mais à découvrir sa propre voie. Plus encore, l’éducateur donne à l’élève l’envie et les moyens de devenir qui il est de la plus belle façon qui soit, en lui communiquant le goût de l’effort et de l’exigence et en l’aidant à sublimer ses inclinations naturelles. Enfin, parce qu’elle contraint l’élève à suivre des règles (inhérentes à la matière enseignée ou à la vie en groupe), l’éducation scolaire apprend à obéir, donc à s’obéir, pour devenir soi, et, ce faisant, l’éducation libère de la paresse et du conformisme.
En somme, l’enseignant est celui qui fait preuve d’autorité. À la lumière de ce qui a été dit, nous pouvons donner plusieurs sens à ce terme. Une première piste étymologique associe l’autorité au fait d’inaugurer, de dévoiler et de dire (autorité, auteur). Il s’agirait, dans l’esprit de ce que nous avons évoqué plus haut, d’être le révélateur des talents de l’enfant (au sens presque chimique de ce terme : ce qui rend apparent). L’enseignant permet à l’enfant de découvrir qui il est.
L’étymologie latine du mot « autorité » renvoie aussi à l’idée d’augmentation (augere) : l’autorité de l’enseignant n’est pas affaire de sévérité mais réside surtout dans sa capacité à élargir les horizons de l’enfant et à lui permettre d’appréhender le monde dans sa complexité et sa richesse. L’étymologie renvoie également à l’idée d’augure : ce que l’on dit a plus de poids quand les augures le confirment. Ce qui fait de l’autorité un concept très voisin de celui d’enthousiasme (« inspiration divine ») : avoir de l’autorité, c’est enseigner avec enthousiasme, en y mettant du cœur[11]. L’enseignant tire son autorité du fait qu’il enseigne avec conviction. Enfin — pour revenir au sens commun du terme — l’enseignant exerce son autorité en posant un cadre qui aide l’enfant à s’obéir en vue de devenir lui-même.
[1] Cet article reprend les éléments d’une conférence proposée à la communauté éducative du lycée Saint-Jean de Passy.
[2] Professeur de philosophie et docteur en psychologie clinique et psychopathologie.
[3] Dans le cas de saint Augustin, la scène du jardin peut être considérée comme le coup de pouce providentiel qui n’est que la partie saillante d’un processus (commencé avec la lecture de l’Hortensius de Cicéron, poursuivi par la rencontre avec l’évêque de Milan qui le fît s’éloigner du manichéisme, et par la lecture de Platon) qui oriente doucement, pas à pas, le futur évêque d’Hippone vers l’événement de la conversion : « Déjà, j’étais au bord de l’acte », écrit saint Augustin narrant son état d’esprit juste avant d’entendre la voix. « Il s’en fallait de presque rien », précise-t-il encore.
[4] R. Rosenthal R. et L.F. Jacobson, « Teacher Expectation for the Disadvantaged ». On appelle « effet Pygmalion » le fait d’influencer positivement un élève dont on attend de bonnes performances et « effet Golem » le fait d’influencer négativement un élève dont on n’attend pas grand-chose.
[5] Ce célèbre dialogue platonicien pose la question de la connaissance. Il commence par un paradoxe soulevé par Ménon (aristocrate grec proche des sophistes) : comment peut-on parvenir à une réponse correcte si on ne la connaît pas déjà ? Socrate répond à Ménon à partir de sa théorie de la réminiscence : l’immortalité de l’âme implique l’existence d’une connaissance prénatale. Pour appuyer ses dires, il se propose d’interroger un jeune esclave. Socrate dessine un carré dont il marque les transversales. Il veut amener le jeune garçon à trouver la marche à suivre pour construire un carré dont la surface serait le double de l’original. Le côté du carré vaut 2. Il a donc une surface de 4, et il faut construire un carré dont l’aire vaut 8. Comment faire ? L’esclave répond qu’il faut doubler la longueur des côtés. Son erreur est la première étape de la réminiscence : « Observe-le, dit Socrate à Ménon, en train de se remémorer la suite, car c’est ainsi qu’on doit se remémorer ». Socrate trace le carré que lui propose l’esclave : il est non deux, mais quatre fois plus grand que l’original. En effet, l’aire du nouveau carré vaut 4×4=16, soit le double de 8, la surface recherchée. Le jeune garçon propose alors de construire un carré dont le côté vaut 3. Or ce carré a une aire de 9, ce qui n’est pas ce que l’on cherche. L’esclave est désormais dans l’embarras mais il a fait beaucoup de chemin puisqu’il sait qu’il ne sait pas. Socrate trace les diagonales. Il apparaît que le carré construit sur la diagonale du carré initial est le carré recherché. L’esclave le découvre et affirme maintenant que c’est sur cette ligne que l’on construit un carré deux fois plus grand que le premier. Mais il l’ignorait il y a un instant. Socrate l’a mis sur la voie et lui a permis de (re)trouver en lui la solution.
L’idée n’est pas dénuée d’intérêt. On sait par exemple aujourd’hui que les nourrissons possèdent des compétences cognitives innées. Mais tout n’est pas inné et l’enfant apprend par ses expériences et son éducation. De plus, l’innéisme platonicien ne s’intéresse qu’à des notions universelles (celles du monde des Idées avec lequel il s’agit de se reconnecter) et méconnait la dimension singulière de l’individu : ce qu’il doit trouver en lui mais qui n’a pas forcément d’équivalent chez l’autre.
Ce qui est intéressant et toujours moderne, en revanche, chez Socrate et Platon, c’est la démarche qui invite l’élève à tâtonner puis à découvrir par lui-même la réponse. Il est actif dans l’apprentissage.
[6] Dans le Plus Petit Abîme, J. Sulivan écrit : « La vérité est une immense verrière tombée à terre, éclatée en mille morceaux. Regardez-les qui se précipitent, se penchent, prennent un morceau, le brandissent comme une arme et disent : Je tiens la vérité ! Il faudrait patiemment rassembler vos morceaux, les souder du ciment de l’amitié, et la verrière ferait chanter la lumière. »
[7] J. H. Pestalozzi (1746-1827) est un pédagogue et penseur suisse, connu pour avoir cherché à appliquer les principes de l’Émile de Rousseau. Il consacra sa vie à l’éducation des enfants pauvres et fonda diverses écoles (à Stans, Berthoud et Yverdon-les-Bains) qui servirent de modèles dans toute l’Europe. Ses méthodes d’éducation sont exposées dans ses ouvrages, notamment dans le roman Léonard et Gertrude (1781).
[8] A. Neill (1883-1973), est un pédagogue écossais. Libertaire, il est le fondateur en 1921 de l’École de Summerhill qu’il encadra jusqu’à sa mort. Il présente sa vision de l’éducation dans Libres enfants de Summerhill.
[9] « L’éducation doit donc trouver sa voie entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l’interdiction. Si ce problème n’est pas insoluble, il convient de chercher `l’optimum´ de cette éducation, c’est-à-dire la manière dont elle sera la plus profitable et la moins dangereuse. Il s’agira de décider ce qu’il faut interdire et ensuite à quel moment et par quel moyen doit intervenir cette interdiction. En outre, ne l’oublions pas, les divers sujets sur lesquels nous devons agir ont des prédispositions constitutionnelles différentes et le comportement de l’éducateur ne doit pas être le même envers tous les enfants. » (S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse).
[10] C’est la devise du lycée Saint-Jean de Passy.
[11] La Bible rappelle que Moïse était bègue. Son autorité ne venait donc pas de son « éloquence », mais de sa parfaite adhésion à ce qu’il transmettait. Homme de Dieu, il était, littéralement, enthousiaste. Et cet enthousiasme constituait son autorité.
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